Décidément, il n’est pas aisé de suivre, dans l’ordre de la raison, le président du Somaliland, Moussa Bihi Abdi. En dehors de son amour du pouvoir et de sa jouissance abusive, cet ancien commandant de l’armée de l’air somalienne et ancien membre dirigeant du MNS (Mouvement national somalien), front armé d’opposition au régime du général-président Mohamed Siad Barreh, ne donne pas à voir une ligne politique. Élu président du Somaliland en 2017, il n’a pas brillé par sa gestion publique, ni respecté son opposition dont il n’a pas hésité à réprimer les manifestations dans le sang. Pas plus qu’il n’a respecté la société civile somalilandaise : il a fait arrêter des journalistes et autres défenseurs des droits humains. Il ne s’est pas non plus conformé au calendrier électoral qui prévoyait la tenue de l’élection présidentielle en novembre 2022 : il s’est octroyé une prolongation de mandat de deux ans. Autant de décisions dénoncées par les deux partis d’opposition, Wadani et Ucid.
A partir de décembre 2022, il a réprimé dans le sang des manifestations populaires dans la région Sool-Sanaag-Cayn (SSC). Mais il n’a pas obtenu le résultat escompté, puisque les autorités coutumières de SSC ont proclamé un État régional appelé SSC-Khatumo le 6 février 2023, séparant ainsi leur région du Somaliland dont elle faisait partie sous la colonisation britannique. S’est ensuivie une guerre entre les troupes somalilandaises et les combattants de SSC autour de Lasanod, chef-lieu de SSC. Cette guerre s’est terminée par une victoire des combattants de SSC le 25 août 2023. Dans sa défaite, Bihi a largement perdu les capacités opérationnelles de son armée. Quant à la région SSC, elle est devenue de facto autonome et estime avoir conquis sa reconnaissance par l’exécutif fédéral de la Somalie que préside Hassan Sheikh Mahamoud.
Depuis lors, si le président Bihi a réussi à désamorcer
une insurrection armée proche du parti d’opposition Wadani, il n’a pas su calmer la situation politique intérieure. Pas plus qu’il n’a assumé sa gestion désastreuse de la crise en SSC où ses militaires ont, à Lasanod, tué de nombreux civils, fait de nombreux blessés, détruit beaucoup de biens et déplacé des centaines d’habitants. Sa crédibilité politique s’est effondrée au Somaliland où les appels à sa démission ont commencé. L’opposition et des membres de la société civile l’ont appelé à tirer les conséquences de son bilan et de démissionner, afin que se tienne l’élection présidentielle pour laquelle le candidat du parti Wadani, Abdirahman Mohamed Abdullahi dit Cirro, apparaît comme le favori. Il est resté sourd à ces appels et a juste promis un scrutin présidentiel pour fin 2024, au terme de sa prolongation de mandat contestée.
Tel est le contexte où, le 28 décembre 2023, Moussa Bihi Abdi a repris les discussions politiques avec les autorités fédérales somaliennes à Djibouti. Sous la médiation de son ami Ismail Omar Guelleh, l’autocrate djiboutien, il a signé, le 29 du même mois, un accord pour la reprise et l’accélération des négociations sur le retour du Somaliland au sein de la République de Somalie. Selon des sources proches du dossier, Hassan Sheikh Mahamoud et Moussa Bihi Abdi seraient même tombés d’accord sur la formation d’une confédération entre le Somaliland et le reste de la Somalie.
Puis patatras ! Bihi s’est, dès le 31 décembre 2023, précipité à Addis-Abeba, en Éthiopie. Il y a rencontré le premier ministre éthiopien, Aby Ahmed Ali. A l’issue de la réunion, le 1er janvier 2024, les deux hommes ont signé un mémorandum d’entente aux termes duquel le Somaliland cède un accès maritime large de 20 kilomètres à l’Éthiopie contre une promesse de reconnaissance du Somaliland par cette dernière. En d’autres termes, il a tourné le dos au processus de retour en Somalie qu’il a relancé quelques jours plus tôt à Djibouti. Ce faisant, il a ridiculisé ses amis Hassan Sheikh Mahamoud et Ismail Omar Guelleh.
Selon nos informations, la visite de Bihi à Addis-Abeba figurait déjà sur son agenda, lorsqu’il est arrivé à Djibouti. Sa rencontre avec le président somalien en présence de Guelleh n’était donc pas sincère. Pour lui, c’était une opération de communication par laquelle il croyait ‘’se valoriser’’ avant son rendez-vous éthiopien, expliquent certaines sources.
Du territoire contre une reconnaissance. L’on ne voit pas comment l’Éthiopie peut se permettre de reconnaître le Somaliland, par ailleurs amputé de SSC, puisque ce serait ‘’violer l’unité, la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Somalie’’. C’est précisément l’une des principales raisons pour lesquelles aucun pays n’a reconnu cet État auto-proclamé malgré ses efforts constants en ce sens. Et quelle idée de céder une portion du territoire somalilandais, qui reste partie intégrante du territoire somalien, au puissant voisin éthiopien !
Depuis sa signature, le mémorandum d’entente Bihi-Abiy suscite un tollé général des Somaliens, y compris au Somaliland, et autres Somalis, car l’intégrité territoriale de la Somalie est une ligne rouge qu’aucun Somalien ou Somali ne peut franchir. Même si Bihi parle de louer et non vendre à l’Éthiopie cet accès à la mer, l’opinion publique somalienne et somalie ne s’y trompe pas. Elle comprend bien que si l’Éthiopie et sa marine prennent pied en territoire somalien, ce sera pour toujours. Les autorités fédérales somaliennes ne se montrent pas moins lucides. Parlement et exécutif fédéraux font bloc pour condamner l’initiative de Bihi et agissent de même pour la contrer. L’ambassadeur de la Somalie en Éthiopie a déjà été rappelé pour consultation à Mogadiscio, la capitale somalienne. Au Somaliland, d’éminentes personnalités telles qu’Ahmed Mireh Mohamed, l’une des figures les plus respectées du MNS, s’insurgent activement contre l’entente de Bihi avec le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. A l’international, des acteurs tels que l’Union européenne, mettent en garde contre l’atteinte à ‘’l’unité, la souveraineté et l’intégrité territoriale’’ de la Somalie. C’est donc à un projet dangereux dont il ne mesure pas la portée que se prête le président Moussa Bihi Abdi.
Alors pourquoi, de la part de Bihi, une telle agitation lourde de risques pour le Somaliland, la Somalie et toute la Corne de l’Afrique ? Selon certains observateurs, la seule explication est sa jouissance cupide du pouvoir. L’homme, politiquement aux abois, se serait laissé appâter par la perspective de substantiels bénéfices économiques et l’espoir de rester président à vie au Somaliland. Mais c’est sans compter avec le nationalisme somalien et l’histoire très chargée entre l’Éthiopie et la Somalie. C’est aussi et surtout méconnaître une constante éthiopienne : s’étendre un jour depuis ses hauts plateaux jusqu’à la Mer Rouge, annexant tout sur son passage.
Loin de toute vision politique, Bihi se livre à une dangereuse agitation…