‘’La Salaam Bank est-elle la vitrine d’un secteur bancaire djiboutien désormais florissant ?’’, titrait l’Agence djiboutienne d’information (ADI) en 2022 : https://www.adi.dj/index.php/site/Plus/10171. Comme cela s’annonce dès le titre, l’article aligne des mots qui en disent long sur le poids de Salaam Bank. Des mots tels que ‘’vitrine, florissant, dynamisme, pôle d’investissements, acteur incontournable, interlocuteur privilégié…’’
Mais quelle est donc cette puissante banque de la place de Djibouti ? A qui appartient-elle ? Comment a-t-elle pu rapidement devenir la ‘’banque du pays’’ et se diversifier ? Quelles sont ses pratiques ? Quels sont les liens avec le pouvoir djiboutien ? Nous avons enquêté pour apporter des éléments de réponses à ces questions.
D’ovni à puissant et tentaculaire établissement
Depuis une quinzaine d’années, un ovni (objet volant non identifié) appelé Salaam Bank s’est installé dans le secteur bancaire djiboutien dont il bouscule les pratiques. Sans que les Djiboutiens, du moins dans leur immense majorité, ne s’y attendent, il a été propulsé sur le devant de la scène par le biais de la promotion de la ‘’finance islamique’’, notion chère au régime djiboutien. Un savant mélange de ‘’foi’’, d’intervention du gouvernement et de pratiques ‘’peu scrupuleuses’’ a fait le reste. Au point que, aujourd’hui, le secteur bancaire est de plus en plus dominé par ‘’Salaam Africa Bank’’. C’est que l’ovni, désormais connu, a l’appétit vorace et étend ses tentacules à l’ensemble de l’économie djiboutienne. De la promotion immobilière avec ‘’Salaam Real Estate’’ aux paiements digitaux avec ‘’Waafi’’, en passant par la logistique, pas grand-chose n’échappe à ‘’Salaam Africa Bank’’ et à ses succursales. Les rumeurs les plus folles circulent à son sujet. La banque serait même, d’après certaines rumeurs, la caisse du régime djiboutien, au point de payer les ‘’salaires’’ de certains fonctionnaires. Hors Djibouti, la banque étend aussi ses tentacules dans la Corne de l’Afrique où elle serait présente en Ouganda, au Kenya. Elle opèrerait même en Asie.
Tout cela, ‘’dans le cadre de la Vision 2035 du président de la République Ismaël Omar Guelleh’’, selon un communiqué de la banque publié par l’ADI (https://www.adi.dj/index.php/site/Plus/9930).
Du billet de banque au béton : un projet de ‘’ville nouvelle’’
Du secteur bancaire à l’immobilier, Salaam Bank est donc en passe de dominer l’économie djiboutienne au point d’avoir d’ambitionné ‘’la construction d’une ville nouvelle’’ (https://www.youtube.com/watch?v=444Fkf4Gc8Q). Ce projet de promotion immobilière est prévu dans la zone de Nagad, à la périphérie de la capitale djiboutienne, Djibouti-ville. Il couvre une superficie de 240 hectares, soit 2 400 000 mètres-carrés.
La question est de savoir d’où vient l’argent qui permet de construire toute une ville nouvelle ? Une autre question est de savoir qui peut acquérir ces logements lorsqu’on connait le niveau de vie de la majorité des Djiboutiens et surtout le taux de chômage de la jeunesse djiboutienne qui occupe la première place au monde (https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/djibouti/) ?
Selon une analyse de Dr Moses M Muthinga, expert financier, un tel projet est peu pertinent dans le contexte djiboutien. En effet, ‘’avec de tels taux de chômage et de pauvreté, le logement décent est loin d’être à la portée de la plupart des Djiboutiens, surtout si l’on tient compte des coûts actuels de location et d’achat de logements (https://housingfinanceafrica.org/app/uploads/Djibouti-2019.pdf).
Mais qui est donc le patron Salaam Bank, l’homme qui défie ainsi les lois de l’activité économique classique ?
Un patron d’un type particulier
Le patron, du moins apparent, de la banque Salaam Bank et de sa nébuleuse serait un certain ‘’Sheikh’’ Ahmed Nur jimale (Jimale est parfois écrit Jumale), un homme au passé trouble, si l’on en croit cet article publié sur le site https://www.financialafrik.com/2013/08/27/somalie-ali-ahmed-nur-jimale-ce-banquier-si-proche-des-shebabs/. Jimale a été qualifié de ‘’banquier des Sheebabs’’ et son histoire a défrayé les chroniques dès 2001. Il aurait été interpelé à Dubaï le 8 novembre 2001. Son crime ? Être à la tête de ce que certains ont appelé un ‘’holding financier’’ du terrorisme. En réalité, il s’agissait d’une entreprise de transfert de fonds de la diaspora somalienne vers la Corne de l’Afrique. Appelée Barakat, la compagnie était accusée par les services américains d’être, selon le mot du secrétaire d’État à la Défense, Donald Rumsfeld, une ‘’banque de la terreur’’, qui aurait financé la mouvance d’Oussama ben Laden par l’entremise d’un groupe islamiste en Somalie, al-Itehad (https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers17-09/010029680.pdf).
L’homme aurait été mis dans les listes des personnes les plus recherchées au monde, dans le cadre de la lutte ‘’anti-terroriste’’, des listes comme ‘’OFAC’s SDN List’’ établie par ‘’OFFICE OF TERRORISM AND FINANCIAL INTELLIGENCE, le gendarme anti-terroriste aux États-Unis.
Il aurait également été sur listes de l’ONU et de l’’Union européenne jusqu’en 2014, l’année où l’ONU l’a retiré (https://press.un.org/en/2014/sc11313.doc.htm) suite à une demande du gouvernement somalien de l’époque, dirigé par un certain Hassan Sheick Mahamoud, actuel président de la Somalie.
Les États-Unis, eux, ont attendu deux ans de plus, jusqu’à 2016, pour le retirer de leur liste (https://ofac.treasury.gov/recent-actions/20160630).
L’homme aurait donc été considéré par les États-Unis, l’Union européenne (https://www.gov.im/news/2012/mar/06/financial-sanctions-al-qaida/) et l’ONU comme un des financiers d’Al Qaïda et des Sheebabs, figurant sur leurs listes pendant presque 10 ans avec gel de ses avoirs. Puis, il aurait été retiré des listes au motif que les enquêtes n’ont pas apporté de ‘’preuves probantes de son implication’’.
Alors, comment est-ce possible ? Comment une personne peut rester pendant 10 ans sur de telles listes et être retirée du jour au lendemain sans autre explication qu’une laconique ‘’absence de preuves probantes’’… ?
Avant ces années noires, l’homme avait un commerce florissant en Somali, aux Émirats arabes Unis, au Canada, aux États-Unis, en Angleterre, etc.Pendant sa traque de dix ans, tous ses avoirs et entreprises ont été mis sous scellé.Pour échapper aux puissants qui le traquaient, l’homme aurait choisi Djibouti. Il y serait arrivé en 2007, alors que le monde entier était à ses trousses. Trois ans plus tard, en 2010, il aurait acquis la nationalité djiboutienne et obtenu son passeport, alors qu’il était toujours sur les listes des terroristes les plus recherchés au monde. Et, dès son arrivée, il a créé sa banque ‘’Salaam Africa Bank’’ qui a commencé ses activités en décembre 2008.
Surfer sur les zones d’ombre de la lutte anti-terroriste
Selon une enquête d’investigation réalisée par Orlando Wilson intitulée ‘’Somalia’s Terrorist Taxation & Financing’’ et publié par Tohtt.com, le 25 Mai 2020, il est mentionné que le sieur Ahmed Nur Ali Jumale, ‘’malgré son retrait de la liste des terroristes internationaux, n’a jamais perdu ses liens avec les organisations terroristes’’ (https://www.risks-incorporated.com/post/somalia-terrorist-tax-financing).
Dans son enquête, Orlando Wilson retrace des liens directs entre Monsieur Ahmed Nur Jumale et des activités terroristes récentes où des membres éminents de ses entreprises, voire des membres de sa famille, seraient impliqués. Il ressort également que l’argent utilisé dans ces récentes activités terroristes aurait transité par ses banques ou entreprises. Nous reviendrons sur ces activités terroristes.
Ces révélations soulèvent une question légitime : Comment la persistance de tels liens de Jimale avec le terrorisme est-elle possible à Djibouti, un État ‘’allié incontournable de la lutte anti-terroriste’’, une caserne militaire internationale où sont logés des soldats américains, français, japonais, italiens, chinois, ou encore espagnols ? Comment un tel homme peut continuer à opérer sous le nez des puissants qui affirment combattre le terrorisme international ? Si l’on ajoute que Djibouti est un nid d’espions, notamment occidentaux et chinois, il est logiquement impossible que ce pays soit un havre de paix pour un ‘’supposé’’ terroriste de cette pointure ?
Apparemment, Ismaël Omar Guelleh (IOG), le président djiboutien, a réussi un petit ‘’miracle’’ : ‘’réhabiliter’’ un homme sur lequel planent de ‘’forts soupçons de financement du terrorisme’’. Certains connaisseurs d’IOG rappellent qu’il est capable de faire des ‘’miracles’’, si le billet vert (dollar) l’y incite.
Et ça tombe bien, car ‘’Sheikh’’ Ahmed Nur Jimale serait également de la même obédience selon Wikileaks :
https://wikileaks.org/plusd/cables/08NAIROBI2553_a.html, ‘’Operating across geographical and clan differences, these businessmen represent the « clan of the dollar. »
Il semble donc que ces deux personnages ont été faits pour s’entendre en maniant une langue appelée ‘’dollar’’. Un deal aurait été scellé rapidement : ‘’Liberté pour l’un contre partage des dollars avec l’autre’’.
Pour obtenir la liberté du supposé ‘’banquier du terrorisme’’, IOG aurait agi selon deux axes. D’un côté, il aurait convaincu ses ‘’alliés’’ du club de la ‘’lutte anti-terroriste’’ que son ami serait un repenti prêt à collaborer pour leur ‘’donner des informations’’, quitte à souffler quelques ‘’noms’’ de ses anciens ‘’compagnons’’. Et de l’autre côté, il aurait poussé le gouvernement somalien à militer pour la levée des sanctions frappant le ‘’banquier des sheebabs’’, selon le site
C’est ainsi que le ministre somalien de l’Information, Abdullahi Elmoge Hersi, a déclaré qu’une commission d’enquête gouvernementale n’avait trouvé aucun élément pour justifier le maintien de ces sanctions. ‘’Après de longues discussions, le gouvernement somalien a décidé que l’embargo imposé à Ahmed Nur Jimale devait être levé (…)’’
La question est de savoir comment Guelleh a pu jouer sur ces deux tableaux ? Contrairement à ce que le grand public peut penser, le combat contre le terrorisme est un phénomène étrange avec ses zones grises, voire sombres. Le cas de Djibouti, ou plus exactement du régime djiboutien, est symptomatique de ce que la frontière entre les réseaux terroristes et ceux qui les combattent n’est pas aussi claire qu’elle peut paraître. Le régime djiboutien se trouverait dans la zone grise de cette lutte, ce qui suggère qu’il entretiendrait des liens directs ou indirects avec des réseaux terroristes.
Il semblerait aussi que le rôle du régime de Guelleh arrange les puissances étrangères basées à Djibouti dont les services secrets peuvent accéder à des informations, vraies ou fausses, sur le fonctionnement desdits réseaux terroristes, en interrogeant ‘’quelques supposés repentis’’ vivant paisiblement à côté d’eux.
D’un côté, le pouvoir djiboutien aurait l’argent des terroristes contre des passeports et autres matériels militaires. En plus d’être à l’abri des attentat terroristes puisqu’offrant une base arrière à ses commanditaires. Et, de l’autre, Guelleh serait un ‘’allié incontournable’’ de la ‘’lutte anti-terroriste’’ selon les puissances étrangères qui lui accordent leur soutien sécuritaire en plus de leur silence sur les revendications démocratiques du peuple djiboutien.
Aux ‘’alliés’’, Guelleh offrirait aussi des services comme l’installation de centres ‘’d’interrogatoires’’ afin d’obtenir des ‘’informations’’, ou d’autres services non avouables au grand public.
C’est selon cette logique d’intérêts mutuels qu’un autre deal aurait été conclu entre Guelleh et les puissances étrangères pour débloquer les avoirs gelés de ‘’Sheikh’’ Jimale et le remettre en selle. Une fois que le ‘’Sheikh’’ a fait un ‘’come-back’’ à l’américaine, exit les noms de sociétés comme Barakat associés aux enquêtes sur le terrorisme au profit de nouvelles dénominations telles que Salaam (paix en langue arabe).
La stratégie du ‘’Sheikh’’ : Croître à et depuis Djibouti
L’homme a alors transféré certains de ses avoirs à Djibouti. Depuis ce petit pays où il a connu une croissance commerciale exponentielle et multiforme, il est parti ou reparti à la conquête de la région.
A Djibouti, le ‘’Sheikh’’ serait le propriétaire, entre autres, de Salaam Bank, de Salaam Real Estate qui opère dans l’immobilier mais aussi de Waafi qui est en train d’éliminer toute concurrence dans le secteur de la monnaie digitale. Les intérêts de ‘’Sheikh Jimale’’ se confondraient désormais avec ceux de l’État Guelleh. Entre les caisses de cet État singulier et celles du ‘’Sheikh’’, la frontière serait si poreuse qu’il y aurait des flux financiers dans les deux sens.
De même, le ‘’Sheikh’’ aurait des pratiques bancaires peu scrupuleuses sous le voile de la morale islamique. Il faut préciser ici que la création de Salaam Bank a coïncidé avec l’arrivée en grande pompe du système bancaire islamique à Djibouti. Hasard du calendrier ou opération de marketing bien orchestrée pour la lancer, la banque du ‘’Sheikh’’ a bénéficié de ce ‘’momentum’’ pour décoller, s’appuyant sur le précepte de l’Islam qui interdit les ‘’intérêts’’. Depuis ses débuts, Salaam Bank propose un mécanisme lui permettant de gagner beaucoup d’argent tout en évitant à ses ‘’ouailles’’, pardon à ses clients, la ‘’punition divine dans l’au-delà’’.
Selon nos sources, il s’agit d’un mécanisme bancaire qui s’adapte à la tête du client et à l’intérêt du projet à financer. Il irait du simple accompagnement bancaire à la spoliation pure et simple et sans recours judiciaire du client. Spoliation ? Le client présente son projet à la banque pour financement. Il porte ainsi à sa connaissance l’objet du projet, son coût mais également les coordonnées du vendeur ou fournisseur. A partir de là, la banque se substitue à lui et négocie pour son compte avec le vendeur, fournisseur ou partenaire. Le client sort du circuit. Une fois que la transaction est effectuée, le client revient à la banque pour racheter son projet. La banque peut alors le lui revendre, lui proposer un ‘’partenariat’’ ou l’exclure définitivement selon l’intérêt du projet. C’est ainsi que beaucoup de porteurs de projets se seraient retrouvés dépouillés de leurs bébés et que beaucoup d’autres auraient été contraints d’accepter des partenariats qui leur sont défavorables avec Salaam Bank.
La voracité de ce système n’aurait pas de limites puisque ce dernier semble avoir les mains libres pour s’étendre à tous les secteurs de l’économie djiboutienne.
C’est dans ce contexte que la succursale immobilière ‘’Salaam Real Estate’’ du groupe multinational du ‘’Sheikh’’ s’est récemment illustrée par un scandale fiscal sans précédent. La Voix de Djibouti en a fait la Une de deux numéros de son journal hebdomadaire du même nom. Ce scandale a éclaté lorsque la Voix de Djibouti a pu se procurer une copie d’un décret présidentiel signé le 18 mai 2023 : ‘’décret 2023-124/PR/BM portant sur des exonérations fiscales de la société Salaam Real Estate pour la construction de Salaam City’’. Ce décret fait référence à un arrêté présidentiel, le n°2023-073/PR/BM du 18 avril 2023, qui attribue 240 hectares à bâtir à cette société immobilière. Dans ce décret, le président a déroulé un catalogue de mesures d’exonérations ‘’exceptionnelles’’. C’est d’ailleurs ce terme ‘’exceptionnel’’ qui a été utilisé dans le texte règlementaire. A ce sujet, nous apprenons que le favoritisme fiscal va au-delà de l’entreprise ‘’Salaam Real Estate’’ ou la construction de ‘’Salaam City’’. Il concernerait l’ensemble du groupe du ‘’Sheikh’’ et toute autre activité ayant des liens avec lui.
A Djibouti, personne ne peut penser que la famille du président, du moins l’un de ses membres, n’est pas actionnaire d’une telle entreprise immobilière. Certains n’hésitent pas à dire que le président Ismail Omar Guelleh lui-même serait l’associé principal du ‘’Sheikh’’.
En Somalie, le ‘’Sheikh’’ possèderait la société Hormuud qui opère notamment dans les télécommunications et la monnaie digitale. Dans ce pays, il aurait également pour associés l’actuel président somalien, Hassan Sheikh Mahamoud, et son prédécesseur, Sheikh Shérif Sheikh Ahmed.
Au Somaliland, le ‘’Sheikh’’ serait propriétaire de l’opérateur de télécommunications Telesom et de sa monnaie digitale.
En Ouganda, la banque ougandaise Top Finance serait passée sous le contrôle du ‘’Sheikh’’. Au Kenya, l’institution microfinanceUwezo Microfinance Bank (Uwezo MFB) (https://www.agenceecofin.com/finance/2105-88445-la-banque-islamique-salaam-african-bank-rachete-une-structure-de-microfinance-au-kenya) serait tombée dans son escarcelle. En Asie, il ne serait pas sans acquisitions en Malaisie.
Alors, du ‘’financement du terrorisme’’ à la mainmise sur l’économie djiboutienne et à l’expansion dans la région et plus, n’y aurait-il qu’un pas que ‘’Sheikh’’ Jimale a su franchir en nouant une ‘’amitié’’’ active avec un certain Ismail Omar Guelleh ?
Aux responsables de la banque, nous avons adressé des courriels pour leur demander de donner leur version des faits. Elles ne nous ont jamais répondu. A suivre.