Cela va sans dire, l’éducation est vitale pour l’individu comme pour la société. C’est elle qui humanise l’enfant et, à travers lui, la société. Il s’ensuit qu’une société qui ne réussit pas son système éducatif est un navire en perdition.
Cela rappelé, nous vous proposons de nous arrêter, dans ce dossier, sur l’état de l’éducation nationale djiboutienne. Les propos des Djiboutiens, lorsqu’ils sont interrogés sur le système éducatif du pays, sont très souvent critiques. Qu’ils soient enseignants, ces praticiens qui font quotidiennement la classe aux élèves, les parents d’élèves, ces acteurs proches des apprenants, les chefs d’établissements scolaires, les observateurs, les gens ordinaires, voire même de hauts responsables du ministère de tutelle, tous s’accordent à dire que l’éducation nationale djiboutienne va mal.
Partant de ce constat collectif, nous avons décidé de mener l’enquête autour des principaux piliers du système éducatif. Nous nous sommes intéressés aux contenus enseignés, aux méthodes d’enseignement-apprentissage, aux supports pédagogiques, au corps enseignant, à l’encadrement pédagogique, aux équipements, à la gestion des établissements scolaires mais aussi au pilotage central du système éducatif. Précisons d’ores et déjà que, pour la commodité de l’exposé, nous regroupons sous le terme éducation l‘éducation générale et la formation professionnelle.
Ce que révèle notre modeste investigation est édifiant.
Des contenus qui ne résonnent pas assez avec l’âme culturelle djiboutienne
Inutile de vous dire que les contenus, que l’on appelle aussi curricula ou programmes scolaires, sont d’une importance capitale, car ils sont ce que la société entend transmettre à ses enfants. Ils sont ce que l’enseignant transmet en classe aux élèves et que ceux-ci sont supposés apprendre. Ils se déclinent en matières enseignées. Il y a les mathématiques, les sciences dites exactes (physique, chimie, sciences de la vie et de la terre ou SVT), les sciences humaines et sociales (histoire, géographie, philosophie, économie, etc.), les langues (langues d’enseignement et langues enseignées), les arts et lettres (littérature, théâtre, poésie, etc.), les matières professionnelles telles que l’informatique, la gestion, le commerce, l’électricité, la mécanique, etc.
Vous le savez peut-être, la réforme de décembre 1999, consacrée par la loi du 10 juillet 2000, devait notamment revoir les contenus dans une optique de djiboutianisation. Il s’agissait de faire en sorte que les programmes parlent aux apprenants, évoquent les réalités du pays et fassent davantage sens pour eux. Depuis lors, des changements ont été menés dans cet esprit, notamment en histoire et géographie où le pays apparaît davantage que dans les anciens programmes. Mais, aux dires de nombreux enseignants, de plusieurs chercheurs en éducation et des élèves que nous avons interrogés, ils ne vont pas assez loin. En d’autres termes, ils ne résonnent pas assez avec leurs destinataires qui sont les apprenants.
Deux grandes absentes de ces contenus scolaires sont les deux principales langues nationales. Ni l’afar ni le somali ne sont encore enseignés à l’école, alors que la loi du 10 juillet 2000 en prescrit la transmission en classe. C’est une lourde défaillance compte tenu du besoin naturel des apprenants de se reconnaître dans les contenus scolaires. Nos interviewés ont été unanimes pour réclamer l’enseignement du somali et de l’afar mais aussi l’enseignement dans ces deux langues d’autres matières pour en faciliter la transmission.
Des méthodes pédagogiques peu efficientes
Les méthodes pédagogiques (pour faire simple, nous y incluons la didactique) sont déterminantes dans la transmission des contenus. Si la relation entre l’enseignant et les élèves n’est pas bonne, s’il ne connaît pas assez son métier pour capter l’intérêt des apprenants, si la manière dont les leçons et exercices sont organisés et présentés ne rencontre pas l’attention des élèves, la transmission est compromise. Au long de l’enquête, les méthodes d’enseignement-apprentissage ont été critiquées. Dans l’enseignement fondamental, à savoir l’école primaire et le collège, la fameuse approche par compétences (APC) a été vivement critiquée, à la fois par les enseignants, les élèves, les parents d’élèves et d’autres experts.
Résumant les critiques, un enseignant ancien dans le métier a pointé : ‘’A Djibouti, l’APC est un échec, car nous n’en remplissons pas les conditions, à la fois en termes de matériels pédagogiques, de formation des enseignants et d’effectif classe’’.
Afin d’améliorer l’apprentissage de la lecture, qui est l’un des grands échecs de la réforme scolaire, tous les enseignants que nous avons interrogés prônent l’abandon de la méthode globale et le retour à la méthode syllabaire.
Des supports pédagogiques à revoir
Par supports pédagogiques, nous désignons les manuels scolaires, les tableaux ainsi que les fournitures telles que la craie, les papiers de tirage, les affiches murales, les tablettes informatiques, etc.
Parce qu’ils obéissent aux contenus et méthodes dont nous venons d’évoquer les critiques, les manuels scolaires ne sont pas plébiscités. Il leur est reproché de ne pas assez refléter les réalités djiboutiennes et de ne pas présenter les contenus de manière suffisamment communicable. Ils sont donc à revoir à la lueur des améliorations qui s’imposent autour des contenus et des méthodes.
De plus, les manuels sont payants, ce qui en limite l’accès à tous les élèves. Celles et ceux qui sont trop pauvres pour les acheter sont désavantagés. Leur distribution gratuite devrait être instaurée pour les enfants démunis.
Quant aux fournitures, certaines d’entre elles telles que le papier de tirage, les affiches murales ou les tablettes informatiques connaissent une situation de pénurie chronique ou de manque total. Ce, faute de ressources financières suffisantes et du fait de la corruption endémique qui détourne une partie des maigres fonds alloués.
Des enseignants mal formés, mal payés et, pour bon nombre, mal recrutés
L’enseignant, ce pilier de l’école, celui sans lequel aucune transmission scolaire n’est possible, est un parent pauvre du système éducatif djiboutien. Les enseignants eux-mêmes le disent, les parents et autres acteurs éducatifs le confirment.
Avec la réforme, s’est dégradée la qualité du recrutement des élèves enseignants. Les meilleurs candidats ne sont plus les seuls que l’on retient. Le système recrute aussi des médiocres qui bénéficient de l’appui de quelqu’un d’assez influent. Ces mal-sélectionnés sont appelés ‘’parachutés’’ pour signifier qu’ils n’ont pas réussi ou même passé le concours mais seulement recommandés par une personne assez haut placée. Il est clair que ces ‘’parachutés’’ ne peuvent pas tirer le maximum de leur formation. Mauvais dès le départ, ils le restent largement et, pour reprendre l’expression d’un vétéran de l’éducation que nous avons rencontré, ‘’assassinent leurs élèves’’.
En outre, la formation des enseignants n’est plus ce qu’elle était. Elle a été à la fois réduite dans sa durée (une année au lieu de deux) et allégée en son contenu. Bien entendu, cela se répercute sur la qualité professionnelle des enseignants et sur leur travail éducatif.
Troisième difficulté, les salaires des enseignants ne leur permettent plus de vivre décemment. Cela les démotive et les amène, plus souvent qu’on ne le pense, à s’occuper principalement des élèves dont les parents peuvent payer un soutien hors classe. D’ailleurs, bon nombre d’enseignants, surtout parmi les ‘’parachutés’’, se distinguent par leur absentéisme ou leur faible travail en classe.
Encadrement et inspection pédagogiques insuffisants
L’encadrement pédagogique, ce sont essentiellement les conseillers pédagogiques. Ils assistent l’enseignant, lui prodiguant conseils et suggestions dans le respect des règles et des ficelles du métier. Leur action vise à aider l’enseignant à optimiser son travail au profit des élèves. Quant à l’inspection pédagogique, ce sont les inspecteurs de l’éducation nationale. Entre autres missions, ils sont chargés d’évaluer l’enseignant dans son travail éducatif et, plus généralement, de faire rapport aux autorités centrales sur l’état de l’éducation, notamment au plan pédagogique.
Selon nos informations, il n’y a pas assez de conseillers et d’inspecteurs. Ils manquent également de moyens, notamment de transport, pour se rendre aux établissements éloignés des centres urbains. De plus, népotisme oblige, tous ne seraient pas suffisamment compétents pour la fonction occupée.
Cela n’est pas aidant pour les enseignants dont un nombre significatif se retrouvent, faute d’encadrement pédagogique et de regard évaluatif, livrés à eux-mêmes. C’est d’autant plus grave que, en amont, la formation au métier n’a pas été suffisante.
Des équipements éducatifs insuffisants et souvent mal entretenus
Par le terme équipements éducatifs, nous désignons les salles de classe, les salles des professeurs, les bibliothèques, les toilettes, les laboratoires, les bureaux administratifs, les cours de récréation, les installations sportives, les murs de clôture et même les arbres. Nous y incluons le mobilier scolaire (tables, chaises, armoires de rangement, etc.), les machines de reproduction, l’électricité, ou encore la plomberie. Ce sont donc tous les locaux et autres moyens matériels associés qui font la capacité d’accueil de l’établissement scolaire et en permettent le fonctionnement.
A leur sujet, le mot qui revient est : insuffisance. Insuffisance à la fois quantitative et qualitative. L’insuffisance quantitative concerne particulièrement les salles de classe dont le nombre est bien en-déca des besoins. Peu de salles pour beaucoup d’effectifs. Il s’ensuit que l’effectif-classe pédagogiquement gérable, soit trente élèves au maximum., ne peut être respecté. A la place, les classes de quarante, cinquante ou soixante élèves sont courantes, ce qui aggrave le problème des apprentissages. Quant à l’insuffisance qualitative, elle concerne tout, qu’il s’agisse des locaux ou des autres matériels. Il y a l’insuffisance à la construction (locaux mal construits), l’insuffisance à l’achat (matériels acquis en mauvaise qualité) et l’insuffisance à l’entretien (pas ou peu d’entretien). L’état des toilettes et des installations électriques est notamment cité pour illustrer le manque d’entretien. A cela, s’ajoute l’état souvent déplorable de l’environnement immédiat des établissements scolaires. Les déchets urbains, solides et ou liquides, s’accumulent autour de nombreuses écoles, faute d’enlèvement par le service de voirie et d’évacuation par l’Office national des eaux et de l’assainissement de Djibouti (ONEAD). C’est à croire qu’une nouvelle matière enseignée, appelée éducation à la saleté, a été introduite à l’école !
Une gestion des établissements point à l’abri du népotisme
La gestion des établissements scolaires n’est pas non plus à l’abri de la critique. ‘’Le chef d’établissement n’est pas toujours nommé au mérite’’, avons-nous souvent entendu au cours de l’enquête.
Parce qu’il induit un sentiment d’impunité, le favoritisme n’incite pas le chef d’établissement ‘’parachuté’’ à une bonne gestion de ce qui lui est confié. C’est pourquoi, témoignent les enquêtés, il y a des cas d’absentéisme, d’abus de pouvoir et de corruption à la tête des établissements scolaires. Sans parler des conflits larvés ou ouverts entre tel chef d’établissement et sa hiérarchie, ou entre le chef d’établissement et son adjoint.
Un pilotage central peu soucieux de l’intérêt général
Toutes les difficultés pointées par les interviewés et que nous venons d’exposer brièvement, ne suggèrent pas une bonne gestion centrale du système éducatif. Les propos des personnes interrogées sont clairs à cet égard. Un chef d’établissement considéré comme l’un des meilleurs, par ailleurs connaisseur du ministre et du ministère, a eu devant nous ces mots éloquents : ‘’Les pasteurs nomades disent que, dans une caravane, le premier dromadaire règle la marche. Ce proverbe vaut pour l’éducation nationale’’. En plus clair, le ministre Moustapha Mohamed Mahamoud n’est pas exemplaire dans son pilotage du système éducatif djiboutien. De fait, cet ancien enseignant d’histoire et de géographie du secondaire, ce pratiquant de l’islam qui passait pour quelqu’un de pieux avant sa nomination, est accusé de corruption et d’enrichissement illicite. L’homme semble donc, depuis sa propulsion de 2019 à la tête de ce département ministériel vital, avoir basculé dans l’inconduite courante des dignitaires du régime.
Si, comme beaucoup d’autres dans ce pays, où un instituteur peut soudain devenir ministre du budget, rien n’avait préparé Moustapha Mohamed Mahamoud à piloter l’éducation nationale, les signes de bonne volonté que l’on est en droit d’attendre de sa part sont bien rares. Certes, l’autocrate Ismail Omar Guelleh n’a pas de leçons d’intégrité à lui donner, mais l’ancien professeur d’histoire et de géographe n’était pas obligé de vouloir lui ressembler. L’homme de l’uniforme scolaire (c’est lui qui a proposé cette idée à sous à Guelleh), n’est donc pas l’homme du redressement scolaire. Bien au contraire, insistent nombre d’acteurs de l’éducation nationale, il est l’homme de la prédation de l’école. Manger l’école, il faut le faire !
Au demeurant, souligne-t-on, les membres du cabinet ministériel sont soit à l’image du ministre, c’est-à-dire peu soucieux de l’éducation nationale, soit marginalisés parce que leur conscience les retient de participer à l’aggravation de la situation. Le secrétaire général de l’éducation nationale, Mohamed Abdallah Mahyoub, un ancien professeur de sciences de la vie et de la terre du secondaire, est particulièrement pointé du doigt pour son comportement que beaucoup qualifient de toxique et sa mauvaise influence auprès du ministre. ‘’Cet homme est dangereux pour l’éducation nationale’’, a lâché l’un de ses collègues du ministère que nous avons pu interroger.
Conclusion
Alors, quelle conclusion tirer de ce qui précède ? D’un mot, le système éducatif djiboutien va mal, très mal. Certes, ses maux ne datent pas d’hier, mais ils s’aggravent sous la gestion de l’actuel ministre.
Les résultats d’un nombre trop élevé d’élèves sont là pour en témoigner. Comme l’école est de moins en moins capable de leur apprendre à lire et écrire la langue officielle d’enseignement, le français, ils n’avancent pas dans les autres matières. De même, beaucoup de celles et ceux qui malgré tout parviennent à progresser, continuent de peiner à s’exprimer dans cette langue. Ils sont pourtant censés la maitriser dans la vie professionnelle puisque le français est aussi idiome de travail à Djibouti.
Bien des enseignants ayant corrigé les copies des candidats à l’OTI (Objectif terminal d’intégration), évaluation qui a succédé au vieil examen d’entrée en sixième et qui se déroule à la fin de la cinquième année primaire, confirment cette réalité. Fait significatif, cette ‘’évaluation certificative’’ est supprimée à partir de cette année scolaire, de manière à laisser passer les élèves du primaire au collège au seul vu des notes de classe. Est-ce pour cacher le niveau insuffisant ou désastreux d’un grand nombre d’élèves que montrait l’OTI ? En tout cas, la suppression de l’OTI acte l’échec de la fameuse approche par compétences (APC) à Djibouti, car c’est dans ce courant pédagogique que s’inscrit l’OTI.
On le voit, comme d’autres secteurs de la vie nationale telles que la santé publique et la propreté urbaine, l’éducation nationale est à sauver. ‘’Sauvons l’éducation’’ est d’ailleurs le nom et le slogan d’un groupe d’éducateurs qui tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs années, notamment sur les réseaux sociaux. Il est urgent de réagir face au désastre.
Ce qu’il nous faut, ce sont de véritables états généraux de l’éducation nationale, des assises inclusives et sincères, pour refonder notre système éducatif et sauver ce pays. Sauver l’éducation, gardons-le bien à l’esprit, c’est sauver le pays, puisque l’éducation fait la société.